Stéphane Fougères – Webzine Rythmes croisés – 7 juillet 2022
Une œuvre totale
Il est de coutume de dire que le chant vient du cœur, sinon de la gorge. En voici un qui se réclame de la griffe. Comment est-ce possible, un chant qui griffe ou une griffe qui chante ? Comment peut-on combiner un mode d’expression fédérateur, censé adoucir les âmes et les mœurs, à une arme contondante, scarifiante ? Venant de l’auteur-compositeur-interprète nantais breton (ou breton nantais) Sylvain GIRO (connu en d’autres temps et sous d’autres lieux sous le nom Sylvain GIRAULT, mais les mutations « génétypographiques » vont bon train dans ce monde en mouvement…), il n’y a peut-être pas de quoi s’en étonner. Il a toujours été l’instigateur d’une chanson francophone à textes, de type « rive gauche », aussi engagée que contemplative, cultivant une poésie exaltée et cryptique, puisant autant dans le chant traditionnel de Haute-Bretagne que dans les musiques du monde, au moins européennes, et dans les modes d’expression dits « actuels », comme la pop, le rock, l’électro, etc. DE KATÉ MÉ au collectif JEU À LA NANTAISE en passant par LA DAME BLANCHE (sans compter ses contributions pour le HAMON MARTIN QUINTET ou pour Tony HYMAS), du Batteur de grève aux Affranchies, des Camélias de Nantes au Lac d’Eugénie en faisant un détour par La Ronde joute et les Chants vagabondent avec Mathieu HAMON, Sylvain GIRO a toujours mis un point d’honneur (à défaut du bras, mais qui n’est jamais loin) à déjouer les attentes artistiques, à perturber les routines d’écoute et à embrouiller les codes du format chanson et à le projeter loin, très loin du style variétés de masse.
Jusqu’alors, Sylvain GIRO avait cultivé une approche « horizontale » de la chanson, soit une voix unique, soliste, accompagnée par des instruments, des sons, des musiciens. Ici, il se métamorphose en groupe. Mais il n’y a rien de commun avec un BOWIE se fondant dans une TIN MACHINE ! Le groupe de Sylvain GIRO est axé sur la polyphonie vocale. Sa voix, bien qu’étant toujours principale lanceuse de flèches littéraires de haut vol, n’est plus seule : elle est entourée, secondée par quatre autres voix, deux féminines et deux masculines ; c’est LE CHANT DE LA GRIFFE. Autrement dit, l’équation chant + musique est ici substituée par l’équation chant + vocal. Le chant à texte est porté, projeté en volutes polyphoniques, en canons grisants, en vocalises flottantes, en scansions onomatopéiques, qui « abstraitisent » encore davantage le propos par endroits, faisant basculer le signifié et le signifiant, transformant le fébrile en ludique, ou le plomb en ailes…
La musique n’a cependant pas disparue puisqu’elle est assurée par le multi-instrumentiste François ROBIN, fidèle compagnon de route de Sylvain, qui déploie de subtiles et étranges textures instrumentales avec ses veuzes, son violon, son doudouk, et ses machines, alternant ou superposant sons rustiques et sons traités. Il sème également quelques bruitages pour relier les morceaux et, occasionnellement, il mêle sa voix à celles des autres.
L’un des exploits du CHANT DE LA GRIFFE est de proposer des chansons polyphoniques focalisées sur des textes en langue française, mais interprétées par un groupe vocal dont les membres n’avaient pas pour habitude de chanter en français et, pour certains, ne s’étaient jamais exprimés en mode polyphonique ! Quand on vous dit que Sylvain GIRO est un perturbateur de routines, voire un débaucheur de traditions… Car tout de même, ces « Griffeuses » et ces « Griffeurs » ont tous un bagage traditionnel. Celle qui a la voix la plus haute, Elsa CORRE, vient de Douarnenez mais chante surtout en galicien et se commet dans BARBA LOUTIG, DUO D’EN BAS, PEVARLAMM… La Nantaise Héléna BOURDAUD est capable de chanter dans plein de langues, c’est du moins ce qu’elle fait dans LES SŒURS TARTELLINI, quand elle ne fait pas la noce dans LE BAL DES VARIÉTISTES.
Le plus jeune du lot, Youenn LANGE, s’est déjà taillé une belle réputation dans le monde du chant trad’ breton, en kan ha diskan comme en gwerz, s’impliquant dans plusieurs formations, dont LÛDJER, et s’est tout récemment payé le luxe de transmettre l’esprit d’un certain Yann-Fanch KEMENER dans une toute nouvelle réunion des musiciens du groupe BARZAZ. La voix la plus basse vient du Sud (logique), c’est celle de Sébastien SPESSA, Marseillais impliqué dans le chant polyphonique occitan avec LO COR DE LA PLANA, star du genre s’il en est.
Ces chanteuses et chanteurs ne se connaissaient pas non plus forcément avant d’avoir été enrôlés dans LE CHANT DE LA GRIFFE. Ils ont appris à se connaître, à découvrir leurs spécificités vocales régionales (timbres, tessitures), et à découvrir les singularités de l’univers textuel de Sylvain GIRO. Car c’est une chose que de chanter en français ; c’en est une autre de chanter le français de Sylvain GIRO ! Avec ce dernier, on n’a pas vraiment affaire à de la chanson française au sens courant du terme, mais plutôt à de la poésie chantée qui sait s’amuser avec les mots, leurs consonances, leurs résonances, et qui sait stimuler leur capacité à susciter des images, à « donner à voir », pour paraphraser un certain poète « panthéonisé » depuis des lustres.
Quelques exemples ? « Je m’insinue dans tes songes, je te nénuphare le cerveau, je te liquéfie la nuit, jusqu’aux profondeurs de tes os » (Hibiscus de porcelaine) ; « Tu me tends, tu m’as, tu me tords, tu me tarantules, tu m’enchaînes… » (Trembler de toi) ; « Qui veut de moi, de mon règne, de mes écorchures aux genoux qui saignent ? » (La Soupe aux cailloux) ; « Le muscle saillant et la veine pulsatile, tu resserres les rangs et l’étau se resserre… » (La Veine pulsatile)
Toute la puissance des écrits de GIRO tient dans cette tension maintenue en permanence et d’un chant à l’autre entre la contemplation de la quiétude du ciel, des mouvements de la nature et l’observation des bruits de la Terre, de la colère des peuples, entre la nostalgie de l’enfance, la force motrice de l’amour, la nécessité de marcher, si possible pas droit, d’avancer quand tout recule, bref de lutter…
Car il y a un regard acéré sur la violence du monde chez GIRO, du Sang de la lune qui stigmatise la course au consumérisme capitaliste, à la Veine pulsatile qui évoque les soulèvements sociaux, en passant par cette reprise un rien lugubre du Batteur de grève, originellement enregistrée pour l’album du même titre (« J’ai vu votre terre brûlée, grise de cendres, désolée… »), sans oublier La Rue des Lilas, qui est un peu la « Chanson de Craonne » de GIRO : « Que maudite soit la guerre, Maudits les chars, les fusils, les combats, Je m’éteins dans la Rue des Lilas ». Écrite en référence aux événements sanglants de 2015, cette chanson a cette capacité à résonner tout aussi fortement en miroir de n’importe quel autre conflit guerrier présent ou (hélas) à venir…
C’est du reste cette chanson qui a mis le feu aux poudres du CHANT DE LA GRIFFE : initiée lors de la réunion éphémère de KATÉ MÉ en 2016, projetée sur youtube et partagée sur les réseaux sociaux au point d’être prise pour une chanson populaire, reprise par plusieurs chorales dans le monde, elle trouve enfin place sur un disque, dans une version strictement a capella, ce qu’elle était à l’origine, mais « chargée » de la venimeuse véhémence du CHANT DE LA GRIFFE.
Ce n’est pas par hasard si, sur le disque, La Rue des Lilas est suivie par un Un peu moins de gravité, chanson qui en appelle à plus de légèreté, de calme et d’élévation (« Laissez-moi vivre dans ma tour, dégingander les mots, regarder vivre les nuages et les lumières de gris »), et qui fait du bien, tout simplement !
Et il arrive aussi que la quiétude et la rage cèdent la place à la transe : c’est ce qui se passe avec Le Ton qu’on sinue, un morceau rescapé du répertoire de La Circulaire, une création du groupe François ROBIN EXPÉRIENCE. Fondé sur une ridée bretonne, ce chant, co-écrit par Ronan PELLEN et Erwan HAMON, est propulsé par de vigoureuses percussions africaines, les couinements de la veuze, et la sinuosité de sa ligne mélodique et phonétique (« j’entends le ton, j’entends le temps qui va, j’entends le son continu tant au-delà… ), couplée à la vélocité du débit vocal dans le refrain, en font un morceau de bravoure aussi complexe que stimulant.
Et parce qu’il faut un hymne, Le Chant de la… ouvre l’album avec ses airs de procession pulsée, les chants étant soutenus par des violons et des percussions, évoluant quelque part entre MALICORNE et HEDNINGARNA, doués d’une dynamique verbale et vocale qui infuse les esprits (« Comme on aime, comme on se porte, comme on s’enivre… ») en semant ses déclinaisons équivoques à chaque fin de paragraphe : « on chante la… » devient « On chante l’a… » et mute en « On chante là », laissant le soin à l’auditeur de remplir à sa guise les points laissés en suspens…
LE CHANT DE LA GRIFFE a généreusement étrenné son répertoire sur scène avant la sortie de ce disque. Ceux qui ont déjà écouté cette création en concert retrouveront ici une large partie des chansons qu’ils ont pu découvrir, agrémentées néanmoins d’atours supplémentaires. François ROBIN, en charge des arrangements musicaux, y est parfois secondé par Julien PADOVANI ; et certaines chansons bénéficient du renfort violonistique non négligeable de Jacky MOLARD et des percussions fleuries d’Anne-Laure BOURGET (entendue chez Christine SALEM, Gurvan LIARD, Mohamed ABOZEKRY, entre autres).
Certaines chansons n’ont pas eu l’honneur d’être incluses dans le disque, comme la reprise du toujours émouvant Lac d’Eugénie (de l’album éponyme), Je t’écris de la France – chanson épistolaire tirée du disque Les Affranchies – ou encore ce Carnaval en forme de « charivari carmina-buranesque » qui est un point culminant des concerts du CHANT DE LA GRIFFE. Pour les écouter, il suffit d’aller voir LE CHANT DE LA GRIFFE en concert, où s’ajoute une dimension visuelle non négligeable.
En contrepartie, le disque comprend deux chants qui ne font pas partie du répertoire de scène : La Soupe aux cailloux, un chant polyphonique strictement a capella, et Écran de + 1000, une complainte soliste de Sylvain, « sans ses Griffes » (« Tout le monde est parti ? » observe-t-il malicieusement). On remarquera en outre dans le livret un texte, Le Chantre de nos entremises, qui n’a pas fait l’objet d’une chanson ! Ce n’est pas une erreur de mise en page : ce texte, bien qu’orphelin de voix, de sons et de notes, a des airs de profession de foi (« Je suis le chantre des mains dans les poches… Je suis le chantre de nos décadences quand on émascule le pays… ») dans laquelle se reflète les chants de LA GRIFFE ; son inclusion fait donc sens.
L’album est donc bien plus qu’un simple recueil de chansons, il a été pensé comme un œuvre totale où contenu et contenant (avec notamment les textes des chansons et les dynamiques dessins de Loïc SÉCHERESSE) contribuent à faire du support physique une nourriture terrestre dont on aurait bien tort de se priver. Écouter un disque, c’est aussi prendre le temps de regarder ses illustrations de couverture, de lire son livret, de s’immerger dans les textes, toute une pratique qui se perd à l’heure où téléchargements de fichiers font loi…
Vous aimiez les chants qui caressent dans le sens du poil commun ? Changez de régime, et laissez-vous griffer par ceux de Sylvain GIRO et de ses félins polyphoniques : les traces qu’ils laissent sont en fait des stimulants pour la sensibilité et pour l’intelligence, qui en ont bien besoin par les temps qui courent.