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Presse

Stéphane Fougères – Webzine Rythmes croisés – 7 juillet 2022

Une œuvre totale

Il est de coutume de dire que le chant vient du cœur, sinon de la gorge. En voici un qui se réclame de la griffe. Comment est-ce possible, un chant qui griffe ou une griffe qui chante ? Comment peut-on combiner un mode d’expression fédérateur, censé adoucir les âmes et les mœurs, à une arme contondante, scarifiante ? Venant de l’auteur-compositeur-interprète nantais breton (ou breton nantais) Sylvain GIRO (connu en d’autres temps et sous d’autres lieux sous le nom Sylvain GIRAULT, mais les mutations « génétypographiques » vont bon train dans ce monde en mouvement…), il n’y a peut-être pas de quoi s’en étonner. Il a toujours été l’instigateur d’une chanson francophone à textes, de type « rive gauche », aussi engagée que contemplative, cultivant une poésie exaltée et cryptique, puisant autant dans le chant traditionnel de Haute-Bretagne que dans les musiques du monde, au moins européennes, et dans les modes d’expression dits « actuels », comme la pop, le rock, l’électro, etc. DE KATÉ MÉ au collectif JEU À LA NANTAISE en passant par LA DAME BLANCHE (sans compter ses contributions pour le HAMON MARTIN QUINTET ou pour Tony HYMAS), du Batteur de grève aux Affranchies, des Camélias de Nantes au Lac d’Eugénie en faisant un détour par La Ronde joute et les Chants vagabondent avec Mathieu HAMON, Sylvain GIRO a toujours mis un point d’honneur (à défaut du bras, mais qui n’est jamais loin) à déjouer les attentes artistiques, à perturber les routines d’écoute et à embrouiller les codes du format chanson et à le projeter loin, très loin du style variétés de masse.

Jusqu’alors, Sylvain GIRO avait cultivé une approche « horizontale » de la chanson, soit une voix unique, soliste, accompagnée par des instruments, des sons, des musiciens. Ici, il se métamorphose en groupe. Mais il n’y a rien de commun avec un BOWIE se fondant dans une TIN MACHINE ! Le groupe de Sylvain GIRO est axé sur la polyphonie vocale. Sa voix, bien qu’étant toujours principale lanceuse de flèches littéraires de haut vol, n’est plus seule : elle est entourée, secondée par quatre autres voix, deux féminines et deux masculines ; c’est LE CHANT DE LA GRIFFE. Autrement dit, l’équation chant + musique est ici substituée par l’équation chant + vocal. Le chant à texte est porté, projeté en volutes polyphoniques, en canons grisants, en vocalises flottantes, en scansions onomatopéiques, qui « abstraitisent » encore davantage le propos par endroits, faisant basculer le signifié et le signifiant, transformant le fébrile en ludique, ou le plomb en ailes…

La musique n’a cependant pas disparue puisqu’elle est assurée par le multi-instrumentiste François ROBIN, fidèle compagnon de route de Sylvain, qui déploie de subtiles et étranges textures instrumentales avec ses veuzes, son violon, son doudouk, et ses machines, alternant ou superposant sons rustiques et sons traités. Il sème également quelques bruitages pour relier les morceaux et, occasionnellement, il mêle sa voix à celles des autres.

L’un des exploits du CHANT DE LA GRIFFE est de proposer des chansons polyphoniques focalisées sur des textes en langue française, mais interprétées par un groupe vocal dont les membres n’avaient pas pour habitude de chanter en français et, pour certains, ne s’étaient jamais exprimés en mode polyphonique ! Quand on vous dit que Sylvain GIRO est un perturbateur de routines, voire un débaucheur de traditions… Car tout de même, ces « Griffeuses » et ces « Griffeurs » ont tous un bagage traditionnel. Celle qui a la voix la plus haute, Elsa CORRE, vient de Douarnenez mais chante surtout en galicien et se commet dans BARBA LOUTIG, DUO D’EN BAS, PEVARLAMM… La Nantaise Héléna BOURDAUD est capable de chanter dans plein de langues, c’est du moins ce qu’elle fait dans LES SŒURS TARTELLINI, quand elle ne fait pas la noce dans LE BAL DES VARIÉTISTES.

Le plus jeune du lot, Youenn LANGE, s’est déjà taillé une belle réputation dans le monde du chant trad’ breton, en kan ha diskan comme en gwerz, s’impliquant dans plusieurs formations, dont LÛDJER, et s’est tout récemment payé le luxe de transmettre l’esprit d’un certain Yann-Fanch KEMENER dans une toute nouvelle réunion des musiciens du groupe BARZAZ. La voix la plus basse vient du Sud (logique), c’est celle de Sébastien SPESSA, Marseillais impliqué dans le chant polyphonique occitan avec LO COR DE LA PLANA, star du genre s’il en est.

Ces chanteuses et chanteurs ne se connaissaient pas non plus forcément avant d’avoir été enrôlés dans LE CHANT DE LA GRIFFE. Ils ont appris à se connaître, à découvrir leurs spécificités vocales régionales (timbres, tessitures), et à découvrir les singularités de l’univers textuel de Sylvain GIRO. Car c’est une chose que de chanter en français ; c’en est une autre de chanter le français de Sylvain GIRO ! Avec ce dernier, on n’a pas vraiment affaire à de la chanson française au sens courant du terme, mais plutôt à de la poésie chantée qui sait s’amuser avec les mots, leurs consonances, leurs résonances, et qui sait stimuler leur capacité à susciter des images, à « donner à voir », pour paraphraser un certain poète « panthéonisé » depuis des lustres.

Quelques exemples ? « Je m’insinue dans tes songes, je te nénuphare le cerveau, je te liquéfie la nuit, jusqu’aux profondeurs de tes os » (Hibiscus de porcelaine) ; « Tu me tends, tu m’as, tu me tords, tu me tarantules, tu m’enchaînes… » (Trembler de toi) ; « Qui veut de moi, de mon règne, de mes écorchures aux genoux qui saignent ? » (La Soupe aux cailloux) ; « Le muscle saillant et la veine pulsatile, tu resserres les rangs et l’étau se resserre… » (La Veine pulsatile)

Toute la puissance des écrits de GIRO tient dans cette tension maintenue en permanence et d’un chant à l’autre entre la contemplation de la quiétude du ciel, des mouvements de la nature et l’observation des bruits de la Terre, de la colère des peuples, entre la nostalgie de l’enfance, la force motrice de l’amour, la nécessité de marcher, si possible pas droit, d’avancer quand tout recule, bref de lutter…

Car il y a un regard acéré sur la violence du monde chez GIRO, du Sang de la lune qui stigmatise la course au consumérisme capitaliste, à la Veine pulsatile qui évoque les soulèvements sociaux, en passant par cette reprise un rien lugubre du Batteur de grève, originellement enregistrée pour l’album du même titre (« J’ai vu votre terre brûlée, grise de cendres, désolée… »), sans oublier La Rue des Lilas, qui est un peu la « Chanson de Craonne » de GIRO : « Que maudite soit la guerre, Maudits les chars, les fusils, les combats, Je m’éteins dans la Rue des Lilas ». Écrite en référence aux événements sanglants de 2015, cette chanson a cette capacité à résonner tout aussi fortement en miroir de n’importe quel autre conflit guerrier présent ou (hélas) à venir…

C’est du reste cette chanson qui a mis le feu aux poudres du CHANT DE LA GRIFFE : initiée lors de la réunion éphémère de KATÉ MÉ en 2016, projetée sur youtube et partagée sur les réseaux sociaux au point d’être prise pour une chanson populaire, reprise par plusieurs chorales dans le monde, elle trouve enfin place sur un disque, dans une version strictement a capella, ce qu’elle était à l’origine, mais « chargée » de la venimeuse véhémence du CHANT DE LA GRIFFE.

Ce n’est pas par hasard si, sur le disque, La Rue des Lilas est suivie par un Un peu moins de gravité, chanson qui en appelle à plus de légèreté, de calme et d’élévation (« Laissez-moi vivre dans ma tour, dégingander les mots, regarder vivre les nuages et les lumières de gris »), et qui fait du bien, tout simplement !

Et il arrive aussi que la quiétude et la rage cèdent la place à la transe : c’est ce qui se passe avec Le Ton qu’on sinue, un morceau rescapé du répertoire de La Circulaire, une création du groupe François ROBIN EXPÉRIENCE. Fondé sur une ridée bretonne, ce chant, co-écrit par Ronan PELLEN et Erwan HAMON, est propulsé par de vigoureuses percussions africaines, les couinements de la veuze, et la sinuosité de sa ligne mélodique et phonétique (« j’entends le ton, j’entends le temps qui va, j’entends le son continu tant au-delà… ), couplée à la vélocité du débit vocal dans le refrain, en font un morceau de bravoure aussi complexe que stimulant.

Et parce qu’il faut un hymne, Le Chant de la… ouvre l’album avec ses airs de procession pulsée, les chants étant soutenus par des violons et des percussions, évoluant quelque part entre MALICORNE et HEDNINGARNA, doués d’une dynamique verbale et vocale qui infuse les esprits (« Comme on aime, comme on se porte, comme on s’enivre… ») en semant ses déclinaisons équivoques à chaque fin de paragraphe : « on chante la… » devient « On chante l’a… » et mute en « On chante là », laissant le soin à l’auditeur de remplir à sa guise les points laissés en suspens…

LE CHANT DE LA GRIFFE a généreusement étrenné son répertoire sur scène avant la sortie de ce disque. Ceux qui ont déjà écouté cette création en concert retrouveront ici une large partie des chansons qu’ils ont pu découvrir, agrémentées néanmoins d’atours supplémentaires. François ROBIN, en charge des arrangements musicaux, y est parfois secondé par Julien PADOVANI ; et certaines chansons bénéficient du renfort violonistique non négligeable de Jacky MOLARD et des percussions fleuries d’Anne-Laure BOURGET (entendue chez Christine SALEM, Gurvan LIARD, Mohamed ABOZEKRY, entre autres).

Certaines chansons n’ont pas eu l’honneur d’être incluses dans le disque, comme la reprise du toujours émouvant Lac d’Eugénie (de l’album éponyme), Je t’écris de la France – chanson épistolaire tirée du disque Les Affranchies – ou encore ce Carnaval en forme de « charivari carmina-buranesque » qui est un point culminant des concerts du CHANT DE LA GRIFFE. Pour les écouter, il suffit d’aller voir LE CHANT DE LA GRIFFE en concert, où s’ajoute une dimension visuelle non négligeable.

En contrepartie, le disque comprend deux chants qui ne font pas partie du répertoire de scène : La Soupe aux cailloux, un chant polyphonique strictement a capella, et Écran de + 1000, une complainte soliste de Sylvain, « sans ses Griffes » (« Tout le monde est parti ? » observe-t-il malicieusement). On remarquera en outre dans le livret un texte, Le Chantre de nos entremises, qui n’a pas fait l’objet d’une chanson ! Ce n’est pas une erreur de mise en page : ce texte, bien qu’orphelin de voix, de sons et de notes, a des airs de profession de foi (« Je suis le chantre des mains dans les poches… Je suis le chantre de nos décadences quand on émascule le pays… ») dans laquelle se reflète les chants de LA GRIFFE ; son inclusion fait donc sens.

L’album est donc bien plus qu’un simple recueil de chansons, il a été pensé comme un œuvre totale où contenu et contenant (avec notamment les textes des chansons et les dynamiques dessins de Loïc SÉCHERESSE) contribuent à faire du support physique une nourriture terrestre dont on aurait bien tort de se priver. Écouter un disque, c’est aussi prendre le temps de regarder ses illustrations de couverture, de lire son livret, de s’immerger dans les textes, toute une pratique qui se perd à l’heure où téléchargements de fichiers font loi…

Vous aimiez les chants qui caressent dans le sens du poil commun ? Changez de régime, et laissez-vous griffer par ceux de Sylvain GIRO et de ses félins polyphoniques : les traces qu’ils laissent sont en fait des stimulants pour la sensibilité et pour l’intelligence, qui en ont bien besoin par les temps qui courent.

Gérard Classe – Le Télégramme – 19 juin 2022

Une perfection digne de Malicorne

La flèche du visuel de ce flamboyant album se décoche façon archers ou Cupidon, selon les thèmes. Avec en tête le saisissant album Les Affranchies en 2018, ce Sylvain GirO & le chant de la griffe de 2022 hisse plus que jamais Sylvain GirO vers le socle des grands de l’art majeur. Les onze titres du nouvel opus, de belle et grande écriture, également composés par le Nantais de l’ex-Katé-Mé, sont de la même veine poétique et inspirée que les précédents. Reste l’habillage vocal (deux chanteuses et deux chanteurs) et instrumental (plusieurs invités haut de gamme) ! Nous atteignons une perfection digne de Malicorne (le big compliment !). L’ensemble de ses magnifiques chansons méritait bien ce joli travail dense, à découvrir absolument, y compris sur scène.

Le Trégor, 26 mai 2022

Un chantre qui nous enchante

La pochette est dépouillée, un dessin à l’encre bleu et noir, une vague et un arbre porté par une personne à cheval sur fond blanc. À l’image de la musique et du chant surtout. Sylvain GirO en est un des maîtres en Bretagne. (…) Avec une maîtrise et une poésie subtile. Les accompagnements musicaux sont discrets mais indispensables, menée par l’excellent Julien Padovani. L’ensemble est de haute tenue avec des textes puissants. « Je suis le chantre des mains dans les poches » chante Sylvain GirO. Un chantre qui nous enchante à chaque nouveau projet.

Gérard SIMON – Magazine « culture et celtie » N°178 – Juin 2022

Un disque ex-tra-or-di-naire !

De GIRAULT… à GirO, tel aurait pu être le sous-titre donné à cette chronique.
En effet, depuis 2011, sans rupture phonétique, mais bien au-delà d’une simple mutation typographique, cette évolution de transcription patronymique apparaît bien loin de toute superficielle coquetterie ou égocentrique et narcissique « caprice d’artiste ».

Cette transformation se révèle, de fait, être un marqueur de l’évolution artistique d’un auteur-compositeur-interprète, l’une des grandes voix de Bretagne, dont les influences multiples, largement puisées dans la musique et le chant traditionnel de Haute Bretagne, qu’il soit à écouter ou à danser, l’ont conduit à sculpter une chanson francophone qui lui soit toute personnelle et imprégnée des musiques populaires de Bretagne et du monde, principalement, européennes.

Après avoir été, de 1998 à 2010 et en 2016, le chanteur, auteur, compositeur du groupe KATÉ MÉ (« Avec moi », en gallo), formation de musique bretonne, constituée en 1995, inspirée par le chant traditionnel de Haute-Bretagne et la musique de couple, avec des textes traditionnels ou des créations contemporaines, mais, aussi par le rock, le jazz, le funk, avec guitare électrique, basse, batterie et deux bombardes ; après, entre autres projets, sa participation au groupe « La Dame Blanche », qui revisitait la chanson traditionnelle fantastique, suite à sa contribution vocale et textuelle au sein du collectif « Jeu à la Nantaise » (Voir CD à retenir), Sylvain GirO nous revient à l’oreille avec une nouvelle création musicale scénique et, ici, un nouvel album, intitulé « Sylvain GirO et Le chant de la griffe ».

Il s’agit de son cinquième opus, en son nom propre, « Le batteur de grève », le « six titres » autoproduit et enregistré en concert « Les camélias de Nantes », « Le lac d’Eugénie » et « Les affranchies » étant, respectivement, parus en 2011, 2013, 2014 et 2018.

Dans l’idée de développer, plus avant encore, une démarche artistique personnelle, le chanteur nantais et breton (pléonasme, malheureusement, toujours utile à formuler), souhaitait, en associant, cette fois, son nom, concocter un projet autour de la voix, tant en terme de tessiture que de structure collective.

À cet effet, Sylvain GirO s’entoure d’un véritable chœur pour une nouvelle création vocale, principalement, polyphonique, en donnant part, également, à l’unisson, au chant en canon, à celui à répondre et à la polymonodie.

Avec LE CHANT DE LA GRIFFE, Sylvain GirO réunit autour de lui deux chanteuses, Elsa CORRE et Héléna BOURDAUD, et deux chanteurs, Youenn LANGE et Sébastien SPESSA. Elsa CORRE, chanteuse de Douarnenez, que l’on peut entendre au sein du DUO DU BAS ou de BARBA LOUTIG, avec des chants issus des traditions populaires de différentes régions de Basse Bretagne à quatre voix et percussions, se reconnaît dans le présent quatuor à sa voix puissante, timbrée et à son registre le plus aigu. Héléna BOURDAUD, chanteuse nantaise, membre des Sœurs TARTELINI, duo polyphonique a capella accompagné de petites percussions, apporte au quatuor, un grain très singulier. Fils spirituel de Yann-Fañch KEMENER, possédant une voix plus incisive, Youenn LANGE est chanteur de gwerzioù et de kan ha diskan du Centre-Bretagne. Il fait partie du groupe brétillien LUDJER qui interprète du chant traditionnel breton, réactualisé façon jazz-rock. La dense et basse voix est celle de Sébastien SPESSA du groupe « Lo Còr de la Plana », formation marseillaise de polyphonies masculines, chantant en occitan.

Ayant repéré ces quatre magnifiques voix bien timbrées et tramées de solides et propres tessitures, caractérisant des individualités artistiques bien marquées, c’est Sylvain GirO qui a contacté, un à un, ces talentueux chanteuses et chanteurs qui, à ce moment de quête, ne se connaissaient pas.
Alors, qu’eu égard aux textes de Sylvain, le projet se révélait francophone, aucun des artistes sus-cités ne chantait en Français, le Breton, le Galicien, l’Occitan, parfois le Napolitain, étant leurs langues habituelles d’expression vocale et musicale.

Pour un tel projet chanté, in fine, on ne peut plus collectif, cet assemblage osé de personnalités bien spécifiques, s’est traduit en parfaite fusion humaine, artistique… vocale, grâce, aussi, au façonnage sculptural et structural du CHANT DE LA GRIFFE et à son accompagnement pendant l’enregistrement des voix, dû au chef de chœur, au « luthier vocal », comme il se définit, lui-même, Emmanuel PESNOT (Voir site).

Interviewé par le site du collectif d’acteurs de musique du monde en Région Bretagne, « Bretagne(s) World Sounds » (Voir site) , Sylvain GirO synthétise, bien mieux que nous, ces improbables, exceptionnelles, créatives et enrichissantes rencontres. « Réunir des chanteurs et chanteuses, qui peuvent avoir un certain égo, (et je m’inclus dedans !) aurait pu être un pari risqué. Mais il s’est passé un petit miracle avec ces quatre-là qui ont fait régner une ambiance exceptionnelle. Ils se sont soutenus les uns les autres, car l’exercice de la polyphonie n’était pas évident pour tout le monde au démarrage. Ce chœur est construit un peu comme une mêlée de rugby : tout le monde se tient, et s’il y en a un qui tombe, tout le monde s’écroule. Chacun a un rôle à jouer. Parfois quand je les regarde, je suis presque envieux de ne pas en faire partie ! Si je suis très heureux du rendu artistique, je crois que ce qui me rend plus heureux encore avec ce spectacle, c’est cette aventure humaine. »

Pour offrir un écrin musical à ces bijoux vocaux, il fallait des musiciens accomplis, aussi intervenants qu’« au service » de ce qui demeure le cœur du projet phonique, polyphonique… le chant ! Sur 8 des 11 titres qui composent le programme, 3, en effet, étant uniquement, chantés, dont, en final, un solo a capella de Sylvain, nous retrouvons, assurant la couleur sonore et les rythmiques, le fidèle compagnon de route et multi-instrumentiste François ROBIN, aux machines, violon, duduk arménien, veuze nantaise et, sur un titre, au chant. L’artiste nazairien signe, également, la quasi-totalité des arrangements, très majoritairement avec Sylvain, assez souvent avec, grand connaisseur de l’harmonie, Julien PADOVANI que l’on entend, dans cet enregistrement, aux claviers.

Excusez du peu, comptant parmi les musiciens incontournables de la scène bretonne, Jacky MOLARD, qui a fait partie des groupes phares de la musique bretonne à partir des années 80, dont GWERZ, PENNOU SKOULM, CELTIC PROCESSION avec Jacques PELLEN, sans compter ses multiples expériences avec, pour n’en citer que quelques-uns, Gérard DELAHAYE, BLEIZI RUZ, Erik MARCHAND, Soïg SIBERIL… vient poser ses cordes sensibles, parfois teintées d’Irlande, sur 3 airs.

Six morceaux sont très finement rythmés par les percussions « digitales » (pas dans l’acception numérique, mais de frappe manuelle !) d’Anne-Laure BOURGET, notamment percussionniste de la chanteuse réunionnaise, Christine SALEM.
Selon les titres, le son produit est entendu dans sa forme la plus acoustique ou, a contrario, techniquement re-traîté.

La puissance et le phrasé d’un référent chanteur-compositeur-interprète, un excellent et parfaitement fusionnel chœur, d’habiles et subtils instrumentistes, tous s’unissant pour ciseler de chatoyantes lignes mélodiques chantées et jouées ne pouvaient que mieux servir la poésie d’un brillant auteur, certes enraciné, mais résolument, contemporain.

Sylvain GirO signe tous les textes de l’opus, par ailleurs, repris dans le livret qui lui est annexé. Au vu de la qualité, de la spécificité et de la liberté d’écriture de l’auteur, peut-on parler de simples paroles de chansons, ou, nous semble-t-il, de manière plus appropriée, de poèmes mis en musique ? Nous penchons, très nettement, pour la seconde appellation.

Bien que le projet soit, avant tout vocal, musical, nous retrouvons, une nouvelle fois, peut-être, plus encore, un véritable et affûté travail d’écriture intime, tant pour le fond que la forme, qui dépeint, avec intensité, incandescence, en tous cas, avec ferveur, acuité et pertinence, le monde d’aujourd’hui, avec ses chaos et ses « câlins ». Si Sylvain évoque, la guerre, les luttes sociales, la destruction de notre environnement, il parle, aussi, largement, d’enfance, d’amour, de nature… Il y a, entre-autres, dans l’architecture syntaxique de Sylvain GirO, du Boris BERGMAN (Alain BASHUNG), de l’Étienne RODA GIL (Julien CLERC…), du Gérard MANSET, de l’Hubert-Félix THIEFAINE, auteurs de textes poétiques plus ou moins cryptés laissant à l’auditeur un espace d’interprétation et de liberté pour sa propre lecture du propos suggéré. Cette bien particulière expression littéraire, ne revêt, aucunement, l’apparence de la chanson réaliste, dite « rive gauche », que l’on pourrait traduire par de la peinture figurative, mais celle d’un chant pour un temps présent, davantage proche dune toile contemporaine où la créative abstraction ne codifie, qu’à peine, la révélation du concret.
Certes le son du mot, apparaît prédominant, mais son sens premier ou celui que le lecteur, l’auditeur peut ou veut lui donner reste, toujours, directement lisible, ou, en toute liberté, interprétable, traduisible.

Par la succession des textes et leur ordre de programmation, nous ressentons, aussi, pour l’auteur, un certain tiraillement inspirateur, entre « le souhaité » et le vécu. Dans le même entretien que Sylvain GirO a avec « Bretagne(s) World Sounds », rencontre citée précédemment, l’artiste ne précisait-il pas ? « J’avais envie de faire des chansons plus apaisées. La dimension spirituelle est là, mais j’ai été rattrapé par ce que je voyais de ma fenêtre. »

Le chant qui ouvre l’album, titré « Le chant de la… » semble, déjà, en grande partie, corroborer nos dires. Celui-ci sonne comme l’hymne du CHANT DE LA GRIFFE, avec une incontestable esthétique mélodique, textuelle, assortie d’une « typographie visuelle et sonore » quasi graphique. L’air, très collectif, est, délibérément, fédérateur. D’entrée, tous les intervenants sur l’enregistrement, chanteurs comme musiciens, permanent ou invités mènent unitaire cortège vers un univers lumineux et grand ouvert.

Belle idée, ce titre « Le chant de la… » laissé en suspens et décliné, en fin de chaque corps poétique énumératif, sous formes syntaxiques : « On chante la… », « On chante l’a… », « On chante là… ».

Comme nous le mentionnons, plus haut, chacun peut avoir sa lecture et sa réponse à cette suggestion. Parmi plusieurs et possibles conclusions, nous avons choisi, dans l’ordre, la vie… l’amour, en gardant le sens premier pour le troisième « là », comme l’évidence du chant nécessaire. En tous cas, il nous paraît normal de ne pas trouver la formule « On chante, las », tant cette pièce est généreuse, vigoureuse, lumineuse, énergisante…

Quelle judicieuse introduction, invitation, à l’écoute de 11 plages, dont chacune méritant grande attention, vous le constaterez, vous captera. Nous nous garderons bien, et ce n’est pas l’envie qui nous manque, de vous présenter chaque passionnante pièce.

Il nous faut, néanmoins, pour plusieurs raisons, attirer votre attention sur la piste 3 de l’album, dénommée La rue des Lilas. Écrit, composé par Sylvain GirO, co-arrangé avec Erwan HAMON, Philippe JANVIER et Job DEFERNEZ, ce chant pacifiste avait été créé suite aux attentats de 2015 et chanté à l’occasion de la reformation éphémère de KATÉ MÉ, en 2016. C’est par l’interprétation de cette pièce, exécutée en chœur et a cappella que l’idée du chant polyphonique est venue à l’esprit de l’artiste. Il s’agit, donc, d’une création déterminante quant à la forme vocale donnée à ce présent disque.

De surcroît, ce morceau avait été filmé, à la volée, avec un smartphone, dans un centre culturel. La vidéo, publiée sur internet, a remporté un succès considérable, ce qui a suscité, à travers l’Europe, de très nombreuses reprises, par une pléiade de chœurs.

Entre complainte et chant de contestation, entendu, même, lors de rassemblements sociaux, quasiment devenu de la musique populaire, alors qu’il n’avait jamais été publié, ni de ce fait, programmé à la radio, il devenait évident, pour Sylvain GirO, d’enregistrer La rue des Lilas, avec LE CHANT DE LA GRIFFE.

[…/…]
« Ce soir je meurs sous vos bombes
Pourtant je n’ai rien fait pour ça
Je ne suis qu’un simple flâneur dans la ville
Sur le trottoir de la rue des Lilas… »
« La rue des Lilas. »
[…/…]

Ces paroles, nous l’avons dit, primitivement liées, aux drames du 13 novembre 2015, résonnent, aujourd’hui, doublement, en regard de l’actuel conflit armé qui sévit aux portes immédiates de L’Europe. Sylvain conclut le quatrième couplet, en se référant à Paul VALERY :

[…/…]
« Car la guerre c’est un massacre
De gens qui ne se connaissent pas
Au profit de gens qui toujours
se connaissent
Mais qui ne se massacrent pas. »
[…/…]

Pour cette prenante, fort vibrante interprétation, Sylvain GirO a, scrupuleusement, respecté la double signification de l‘expression « a cappella », dont le sens étymologique premier décrit le style des œuvres musicales religieuses exécutées dans les chapelles n’admettant pas les instruments et par, extension, qualifie une œuvre chorale exécutée sans accompagnement, en enregistrant cette œuvre, en la Chapelle Notre-Dame de Liesse, à Peillac, dans le Morbihan… Ma-gni-fiques instants !

En piste 6, traitant du pillage effréné de nos ressources naturelles par la faute de notre infernal consumérisme, Le sang de la lune, articulé en deux parties, avec, soutenant le deuxième acte du chant, une chaloupante rythmique africaine insufflée par les percussions d’Anne Laure BOURGET, sonne comme une chanson à répondre, forme bien présente dans la tradition chantée de Haute Bretagne.

Puis, avec une mélodie principale issue, aussi, de la tradition de Haute Bretagne, nous avons, à sa juste valeur mélodique, vocale et technique, beaucoup aimé, en plage 8, Le ton qu’on sinue, co-arrangé par Sylvain, Erwan HAMON et… Ronan PELLEN, sur une musique composée et un texte, déjà joués au sein d’autres projets, par ces deux derniers, et par Sylvain dans la création « La Circulaire » (2015). C’est un morceau qui associe la ridée avec des rythmes de danse, de transe, africaines. Endiablé par les percussions d’Anne-Laure BOURGET, le morceau apparaît plus que très complexe à chanter pour le chœur, tant textuellement que vocalement et il faut une sacrée vélocité, notamment, lors de la partie confiée à Héléna BOURDAUD, pour parvenir à tenir le tempo et la distance. Essayez, simplement, de prononcer, en enchaînant rapidement, « Le ton qu’on sinue », il devient vite « Le son continu », quasi-contrepèterie, intentionnellement souhaitée par l’auteur et expression, par ailleurs, effectivement transcrite dans le refrain, puisque, sujet de ce chant : la recherche universelle par l’être-chanteur pour l’émission d’un son continu, d’un chant continu…
Mais, pour chanter, il faut bien s’interrompre, respirer et pour lier la mélodie utiliser un instrument à son continu, comme par exemple, en Bretagne, la cornemuse, et accéder, ainsi, à cette sinuosité permanente.
Il s’agit, aussi, d’une allégorie à la recherche de l’infini, de la vie éternelle.

[…/…]
« J’irai sonner sur la machine
J’entends bien le ton qu’on sinue tant
A travers le temps qui va bien
J’entends bien le son continu tant
Au-délà du chant qui s’éteint. »
[…/…]

Réalisé spécifiquement pour ce disque, sous la précieuse houlette d’Emmanuel PESNOT, peaufinant la nécessaire symbiose du chœur, c’est le titre du CD le plus « produit », puisque volumineux en son… « sinué », car stratifié, en studio, par de nombreux re-recordings. II illustre la volonté de GirO et de ses complices qui souhaitaient distinguer le son du Compact disc de celui de la scène, pour laquelle le projet « Le chant de la griffe » est, avant tout, destiné. Ça « canonne », ça « para-onomatopose », ça « polyphonise », ça « rigaudonne », à souhait. Pour notre plus grand bonheur, le violon et la veuze de François ROBIN s’en mêlent, se mêlent à cette conséquente exécution. Epoustouflant, au sens premier, comme au second ; re-mar-quable… et remarqué !

Nous n’évoquerons, hélas, que trop rapidement, la poignante plainte mélodique jouée au duduk, par François ROBIN qui introduit, en plage 10, Le batteur de grève, chanson-titre du premier album solo de Sylvain GirO. Elle est reprise, ici, dans toute sa dramaturgie, entre chant et diction, par un véritable chanteur-acteur. Soutenu par le hautbois arménien, entonné en solo, toute en profondeur et incandescence vocale, à mi-chemin, rejoint par un chœur polyphonique explosif, l’étendue vocale du chanteur nantais nous fait passer de la désolation, à la colère, peut-être, en dernier recours, à l’espérance…

[…/…]
« J’ai vu votre terre brûlée
Grise de ce cendres, désolée.
Grise de cendres, de sang séché.
J’ai vu votre terre brûlée
Vous n’êtes plus là pour le voir. »
[…/…]

Enregistrée en la chapelle de Peillac, quelle « dramatique harmonie » entre notes et mots !

C’est en écoutant le seul chant, Écran de +1000, interprété en solo et a cappella, par Sylvain GirO qui conclut l’opus avec une pièce intime liée, entre autres, à l’enfance qui fuit trop vite et fait évoluer les rapports parentaux qui demeurent, néanmoins, au fil du temps, tendres, que, presque à regrets, mais avec raison, nous allons mettre un point final à cette chronique, sûrement trop longue, mais tellement enthousiaste, sur cet atypique et excellentissime disque.

Enregistré, au cours de l’été 2021, principalement, au Studio La Barrique de Peillac (56), par Olivier RENET qui, illustrant la cohésion et la complicité du groupe, a parfois inséré, en intertitres, quelques pastilles sonores d’ambiance, repas, martèlements de pas, chant et sifflements hors prise, présenté dans une jaquette au graphisme très original signé de l’auteur de bande dessinée et illustrateur, à ce jour, nantais, Loïc SECHERESSE, il vous sera aisé d’identifier ce CD que nous vous conseillons, plus que très vivement.

Puisant, vous l’avez lu précédemment, dans quelques racines de la musique bretonne et, plus largement, dans les musiques ancrées en Europe et dans le monde, venant, lui-même, de l’univers des musiques traditionnelles et populaires, avec une écriture si personnelle et poétique servie par une voix particulièrement timbrée et expressive, façonnant des arrangements empruntant aux musiques pop, rock, électro, porté par la fort talentueuse efficience d’un chœur, parfaitement uni, Sylvain GirO porte haut la culture d’une Bretagne actuelle créative et créatrice… « Sylvain GirO et Le chant de la griffe », ouvrirait-il la voie, la voix, à des « polyphonies bretonnes » ?

Nous laisserons les tous derniers mots à Sylvain GirO qui, dans le livret, nous fait cadeau d’un substantiel texte, poésie tirée de son excellent cru, non mise en musique et, par le fait, absente du disque. Celui-ci synthétise et éclaire, à lui seul, et tellement mieux que nous, l’esprit de cette fort brillante et exceptionnelle publication.
En voici un extrait :

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« Je suis le chantre de nos entremises
Lorsque en rondes d’airs nous tissons
Les longues tresses de nos convoitises
Quand pour raconter, nous chantons. »
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Tout est dit !